The devil can quote Scripture for his own ends

(Le diable peut citer l'Ecriture a ses propres fins.)
Proverbe Anglais

Il est préférable, avant d'aborder le travail de Herbert Wentscher, d'abandonner tout parti pris. Ce qu'il nous donne a voir ne ressort pas, en effet, des choses que l'on peut aisément cataloguer. Et celui qui, par paresse ou par habitude, laisserait de côté cette petite condition préalable, risquerait bien de se voir privé de certaines satisfactions que seule la subtilité du regard est à même de procurer.
Il est toujours aventureux, en ce qui concerne l'approche des productions artistiques, d'essayer de définir des méthodes ou d'imposer, au sens propre du terme, des »façons de voir«. Il n'est cependent pas interdit d'envisager un regard qui ne serait pas celui de l'enfance, mais qui en aurait l'apparence.

Pourquoi seulement l'apparence? Parce que le sens commun associe toujours l'enfance à l'innocence et rien n'est moins innocent qu'une œuvre d'art. On verra que cette ambiguité est au centre de l'œuvre de Herbert Wentscher.

En fait, ce regard, Wentscher nous le ravit. Il nous propose des objets qui immanquablement suscitent en nous une joie enfantine. Ils sont simples, ludiques, récréatifs et semblent ne pas porter à conséquence. Seulement voilà, après cette première impression, un autre sentiment se fait jour, plus complexe, qui engendre nombre de questions. Pourquoi ces symboles, ces archétypes? Pourquoi ces références universelles, bibliques, histo­riques? Tout cet attirail de choses vues et entendues utilisées avec ­une déroutante espièglerie.
La réponse est simple: Herbert Wentscher n'a cure des valeurs, des niveaux, des degrés. Il se positionne en toute gaieté par delà les antinomies, par delà les règles et sûrtout, bien loin de la langue de bois d'un certain académisme contemporain.

Il agence le fond culturel de notre civilisation à la manière d'une grande braderie. Pour mener a bien sa petite entreprise de transgression, il se donne toute liberté dans le choix des techniques, supports et matériaux: peinture, sculpture, dessin, installation et en contrepoint, la vidéo. Ainsi, dans le travail intitulé »Arche d'alliance/maquette«, Herbert Wentscher nous propose‑t‑il une très seyante arche d'alliance montée sur roulettes à l'intérieur de laquelle est installé un moniteur vidéo. Celui‑ci diffuse une bande intitulée »Trinity Test Tape« qui fut realisée en 1975. Selon l'artiste, cette bande servait aux desservants à vérifier reguliere­ment le bon fonctionnement du principal canal dont se servait Dieu pour communiquer avec son peuple. Certes, la rigeur d'une telle théorie pourra paraître pour le moins discutable à nos doctes érudits, mais peu importe, le probleme n'est pas là.

En réalité le problème qui transparaît dans ces objets peut s'énoncer à l'aide de quelques questions: Que nous reste‑t‑il lorsque toutes les promesses de certitude ont disparu? Comment appréhender le Monde, et donc l'art, lorsque toutes les références et tous les repères que l'on croyait immuables ne sont plus que ruines? Où se réfugier, sinon dans la construction, sur ces mêmes ruines, d'un système personnel où toutes les hypothèses peuvent être validées, puisque seulement dépendantes de notre bon vouloir.
Ce bon vouloir repositionne la majorité des données créatrices dans l'individu. L'échange avec le Monde ne se faisant plus qu'en partie, il est normal que la frontière entre culture et inconscient soit de plus en plus insaisissable. La culture et l'inconscient ne sont plus le réfuge des certitudes, ils ne sont que des prétextes.
Cet aspect est particulierèment tangible dans l'installation baptisée »Architecture Mélancolique«. Ce travail est inspiré de la gravure »Melencolia I« d'Albrecht Dürer. Elle est composée d'une petite stèle au pied de laquelle sont disposés trois des principaux symboles de la célèbre gravure: le polyèdre, la sphère et la meule, (au sujet de cette dernière, de nombreux spécialistes ont discuté pendant longtemps pour savoir s'il s'agissait d'une meule à broyer le grain ou d'une meule à aiguiser. Il semble qu'ils se soient mis d'accord pour privilégier cette dernière hypothèse.) Au centre de la stèle, un écran diffuse des combinaisons géométriques.

Cette ceuvre matérialise avec bonheur toutes les spécificités du travail d'Herbert Wentscher:

  1. Un esthétisme ostentatoire, véritable camouflet à la bienséante aridité conceptuelle.
  2. Un format qui est plus celui du gadget que celui des installations traditionelles, on peut facilement la mettre chez soi et la transporter (louable intention que l'on retrouve dans les roulettes de l'Arche d'alliance). Cette particularité garantit l'ironie et la légèreté de l'ensemble.
  3. La référence à une œuvre d'art célébrissime dont le thème à été commenté jusqu'à l'écœurement (pour mémoire, il n'est que de citer le monumental ouvrage écrit en collaboration par Klibanski, Panofsky et Saxl, »Saturn and Melancholy«). Mais sûrtout, référence a une œuvre qui elle même, est une sorte de supermarché symbolique, inventaire de tout le savoir d'une époque.
  4. Une intervention vidéo limitée à sa plus simple expression, manifestation de l'humour en retrait que seuls peuvent produire ceux qui vivent dans la fréquentation familière de la vacuité.
  5. Et enfin, une interpénétration de tous ces niveaux, qui aboutit envers et contre tout à une œuvre cohérente.

Maintenant, on peut considérer qu'une telle attitude à l'égard du Monde et de l'art confine ‑le choix de la gravure du peintre de Nuremberg est là pour le confirmer- à la mélancolie, le plus ambigu des quatre temperaments classiques. Néanmoins, Herbert Wentscher, s'il se complaît à faire de ce tempérament un emblème, ne daigne pas pour autant y sombrer. Preuve en est, le choix qu'il fait de mettre en exergue, par le biais de son écran vidéo, le carré magique de 16 (celui là le même que Dürer avait choisi) qui dans la tradition hermétique était celui de Jupiter (mensula Jovis). Il etait censé attirer sur celui qui le portait l'influence curative du dieu. Mais sûrtout il est considéré comme étant un puissant températeur de Saturne, donc de l'état mélancolique.

Il est à noter que Wentscher n'a pas transcrit littéralement le carré magique en question, il l'a interprêté avec des formes géometriques changeantes, les mieux à même de plonger le mélancolique dans un état d'abandon hypno­tique. Si ce n'est pas le meilleur c'est en tous cas le remède le plus rapide pour parer à l'ennui.
Ce clin d'œil est la marque de la volonté d'Herbert Wentscher de maintenir a l'intérieur de son travail une véritable dynamique propre à secouer le corps deliquescent de la culture, d'amusantes convulsions. Avec »La pomme d'Adam« et l'installation intitulée »Mlle O'Murphy« se vérifie l'assertion des anciens selon laquelle le tempérament mélancolique présenterait le terrain le plus favorable au développement de la tentation. C'est d'ailleurs le titre qu'a choisi Herbert Wentscher pour son exposition.

Sur l'ecran de la pomme d'Adam, Eve s'exhibe de la façon la plus lascive qui soit et Adam s'abandonne à ce spectacle de la même manière que le mélancolique s'abandonnait tout à l'heure à la géometrie. Il faut espérer que cette pomme ne lui restera pas en travers de la gorge.
Dans notre monde merveilleux, le désir est une valeur commerciale sûre. Il trouve son terrain de predilection dans la télévision. Herbert Wentscher s'adonne au désir comme d'autres entrent en religion. Il semble nous dire: à quoi bon lutter contre le Monde, c'est triste et épuisant, de plus toutes les valeurs qui auraient pu nous aider à lutter sont aujourd'hui caduques. Il tient là le discours du tentateur.

Cependant Herbert Wentscher à apporté une notable amélioration dans la gestion du désir. C'est un amenagement simple mais d'une importance capitale puisqu'il permet d'éviter la frustration. Pour Herbert Wentscher, l'objet du desir est le desir lui‑meme.»La pomme d'Adam«, le résultat de tout cela, est une œuvre pleine d'humour qui sûrtout atteint son but: elle est désirable.
Mademoiselle O'Murphy, elle aussi est désirable et c'est bien ce que devait penser François Boucher lorsqu'il la peignait. Cette installation est toute en »reflexion«, reflet projeté de la peinture de Boucher sur un véritable canapé, reflet qui regarde lui même un autre reflet, celui du moniteur qui diffuse des vues du jardin de Versailles en alternance avec des images d'enseignes de pharmacies.
Il suffit de rajouter un cercle sur une croix de pharmacie pour obtenir le symbole de Vénus ainsi que celui du sexe feminin. Une fois de plus Wentscher ramène l'art à un divertissant jeu de piste. Mais en faisant ­passer devant le regard métaphorique de Mlle O'Murphy ces banales images, il ne se contente pas d'être simplement distrayant. Il fait résonner en nous la forme et le sens, en faisant passer l'amour de sa forme la plus arrogante, les nymphes Versaillaises, à ses conséquences les plus »veneriennes« (Venus est encore la!) qui nous oblige a nous diriger vers la croix salvatrice de l'apothicaire, il nous invite a réfléchir sur l'illusion d'un art qui serait absolu alors qu'il n'est peut-être qu'un simple vice de fabrication de l'être humain.

Claude Jacquier

Texte tiré du catalogue de l’exposition Herbert Wentscher,
Kunstverein Freiburg e.V. et Institut Français, Freiburg, 1994,
Dortmunder Kunstverein 1995, Kunstverein Jena 1995

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